SENEGAL-AFRIQUE-HISTOIRE-COMMEMORATION
Dakar, 1er déc (APS) – Le massacre de Thiaroye, dont la commémoration du 81 anniversaire se déroule ce lundi, est au cœur de nombreuses œuvres artistiques et culturelles réalisées parallèlement aux travaux des historiens sur le sujet.
Ces représentations culturelles inspirées par le massacre ont toutes souligné la gravité du drame ainsi que les enjeux mémoriels et politiques que soulèvent encore aujourd’hui ces évènements dramatiques.
De Niominka Bi à Max Adioa en passant par Mao Sidibé, Wa BMG 44, Disiz La peste, El Hadji Ndiaye, Ablaye Cissoko, plusieurs artistes ont produit des œuvres musicales évoquant le massacre de Thiaroye. Des pièces théâtrales et des œuvres cinématographiques ont aussi été jouées ou réalisées sur le sujet.
- MUSIQUE
En 1993, Niominka Bi, nom de scène de Souleymane Sarr, interprète sur un tempo reggae le morceau intitulé “Thiaroye”, sur l’album “Immigré” (B Music). Originaire de l’île de Niodior, Souleymane Sarr était un compositeur qui a d’abord été militaire dans l’armée sénégalaise – il a été casque bleu au Liban de 1979 à 1981, avant d’aller s’installer en France en 1982. Il y fonde en 1984 son groupe de reggae Niominka Bi and N’Diaxas Band. Il est décédé le 15 novembre 2018 à Périgueux, en France.
Lui aussi originaire du Sénégal, le chanteur de reggae Marcel Salem écrit en 2003 un texte, Carroy 44 (Marcel Salem Productions). Serigne Mbaye Guèye alias Disiz La Peste place lui “N’Jillou”, sur l’album “Itinéraire d’un enfant bronzé”, en 2003, un texte fort sur le Sénégal, dans lequel il parle de manière explicite du massacre de Thiaroye :
« Je m’incline respectueusement
Devant les tombes anonymes du petit cimetière de Thiaroye
Et j’accuse leur bourreau
De forfaitaire d’ingratitude
De trahison et de lâcheté
Du royaume des ombres que ces fières victimes
Sentent notre douloureuse compassion »
Sur son album “Mes Racines”, sorti en 2013, le compositeur et joueur de kora sénégalais Ablaye Cissoko met un instrumental intitulé “Thiaroye 44”, là où Mao Sidibé invite Nix & P.P.S The Writah et donne de la voix en chantant “Camp de Thiaroye” (album “Accent Grave”, Maoprod).
Mao Sidibé dit : “Nous ne devons pas oublier ce qui s’est passé à Thiaroye. Nous qui sommes des enfants de tirailleurs sénégalais, devons faire en sorte que personne ne l’oublie. Je pleure pour ce qui s’est passé au Camp de Thiaroye. Nos grands-parents sont allés se battre en Europe. Des milliers d’entre eux y sont morts. Certains de ceux qui sont revenus ont été parqués à Thiaroye, attendant que le colon leur paie leurs émoluments avant de rentrer (…) Les autorités militaires françaises ne leur ont servi d’autre réponse que de les bombarder… “
Nix enchaîne : “ Au final, on n’est que des victimes / C’est par des balles qu’ils montrent leur estime / Mais tirailleurs toujours là / Reposez en paix, vos enfants connaissent les signes / Connaissent le prix du sang et les promesses qui assassinent…/ Non, non, jamais on n’oubliera / Plus jamais on ne subira… “
P.P.S The Writah ajoute : “Nous pouvons pardonner, mais nous ne pouvons oublier/ Les tirailleurs ont été trahis (…) / Ils se sont battus pour ta liberté, c’est par des balles que tu leur as dit ‘merci’…/ C’est pour cela que personne ne doit oublier Thiaroye 44 / Que les jeunes se penchent sur l’histoire de leurs ancêtres… ” “Nous devons en parler pour que personne ne l’oublie. Nous devons en parler pour éveiller la conscience de nos enfants. Personne ne doit oublier”, reprend Mao Sidibé pour conclure le morceau.
Le groupe de rap Wa BMG 44, formé en 1992 à Thiaroye – fait référence, à travers le chiffre 44, à la mémoire des tirailleurs sénégalais fusillés à Thiaroye, le 1er décembre 1944, par l’armée coloniale française, massacre que Max Adioa, musicien de reggae, et Ouza & les filles branchées évoquent respectivement dans le titre “Toubab bilé” (1989) et “Thiaroye” (1992).
- CINEMA
Au cinéma, le film le plus célèbre consacré au massacre de Thiaroye est le long-métrage “Camp de Thiaroye”, réalisé en 1988 par Sembène Ousmane et Thierno Faty Sow (Filmi Domireew/SNPC/SATPEC/ENAPROC), primé la même année à Venise (prix spécial du jury à la Mostra), censuré pendant près de dix ans en France où il ne sera de nouveau projeté en 2024 au Festival de Cannes, dans une version restaurée.
Alexandra Badea interroge, dans la pièce de théâtre “Points de non-retour : Thiaroye” (2018), premier volet d’une trilogie, les blessures de la colonisation et de l’Histoire, des années 1940 à aujourd’hui.
L’auteure et metteure en scène originaire de Roumanie a eu l’idée de cette pièce lorsqu’elle a été naturalisée française. Le titre fait référence au massacre d’au moins 35 tirailleurs sénégalais par leurs frères d’armes français, le 1er décembre 1944, au camp de Thiaroye, non loin de Dakar, la capitale sénégalaise.
En 2004, Bouchareb Rachid réalise “L’Ami y’a bon” (Tessalit Production), un court métrage d’animation sur le sujet du massacre de Thiaroye. Aby, un Sénégalais, est mobilisé. La débâcle de l’armée française le conduit dans un camp de prisonniers en Allemagne. Libéré en 1944, il rentre au pays. Le massacre en décembre 1944 de dizaines de tirailleurs sénégalais par l’armée française au camp de Thiaroye au Sénégal, alors qu’ils venaient réclamer leur solde, sert de prétexte au film. C’est un hommage à tous ces soldats qui sont morts pour la France (durant les deux guerres mondiales), portant un regard sans concession sur l’attitude de l’armée française et de l’Etat français.
Avec “Brazza-Ouidah-Saint-Denis” (2023), Alice Carré propose une enquête sur le passé, qui met en scène deux personnages : Melika, d’origine béninoise, qui recueille le récit de son grand-père, tirailleur engagé dans l’armée française lors de la Seconde Guerre mondiale, et Luz, partie faire des recherches à Brazzaville, capitale du Congo, autrefois celle de la France Libre, qui découvre les implications de sa famille dans les conflits. L’auteure interroge l’histoire des tirailleurs africains dont l’histoire n’est pas évoquée dans l’enseignement français. A travers différents personnages, il souhaite se faire l’écho des descendants deuxièmes et troisièmes générations d’immigrés porteurs de ces mémoires, de tous ces récits de vie qui construisent la France d’aujourd’hui.
Dans le documentaire “Thiaroye 44″, Destors François-Xavier et Thomas-Penette Marie (Les film du sillage, 2022), trois jeunes artistes, Magui, Babacar et Aïcha, convoquent la mémoire encore vive d’un massacre colonial trop longtemps étouffé, se pose et pose des questions pour percer le mystère de ce qui s’est passé le 1er décembre 1944. Que s’est-il passé au camp militaire de Thiaroye ? Pourquoi et combien ont été tués ces soldats ouest-africains tout juste rapatriés du front ? Où sont-ils enterrés ? Dans le documentaire rythmé par des performances artistiques, les jeunes artistes vont à la rencontre de ceux qui, comme eux, cherchent à trouver des réponses à leurs questions, à comprendre ce qui s’est passé à Thiaroye.
- LITTERATURE
Le président Abdoulaye Wade, qui a institué une “Journée du tirailleur africain” – 23 août – écrit avec le poète et dramaturge Mbaye Gana Kébé Une fresque pour Thiaroye (Editions Maguilen, 2008), relevant le devoir de mémoire et de reconnaissance à l’égard des tirailleurs.
La représentation du massacre était déjà présente dans des textes plus anciens. Kouna-Ndiogou publie en 1949, dans Condition humaine, un poème intitulé “Ils ne sont pas morts”, faisant clairement référence au massacre.
Il écrit : “Ils ne meurent pas, ceux-là dont le sacrifice est une exaltation perpétuelle pour toutes les générations à venir/Ils ne mourront pas tant que les familles, en décembre, se réuniront au coin du feu pour se souvenir. “
Le poème Aube africaine du Guinéen Keita Fodéba est sans doute le plus engagé des textes consacrés au massacre des tirailleurs sénégalais à Thiaroye. Il est édité une première fois en 1950 en France par Pierre Seghers, un éditeur proche du Parti communiste français, dans un recueil intitulé Poèmes africains.
Les autorités interdisent le poème, qui se termine par ces mots : “Les corbeaux, en bandes bruyantes, venaient annoncer aux environs, par leur croassement, la tragédie qui ensanglantait l’aube de Tiaroye… “
En 1961, le psychiatre et homme politique martiniquais, anticolonialiste, Frantz Fanon reproduit l’intégralité du poème de Keita Fodéba dans son célèbre essai “Les Damnés de la terre”, avec ce commentaire : “Il n’y a pas un colonisé qui ne reçoive le message contenu dans ce poème”. En 1994, Présence africaine réédite le recueil “Aube africaine et autres poèmes”.
Le poète Léopold Sédar Senghor signe en 1948, dans son recueil Hosties noires (Editions du Seuil), “Tyaroye” (« Est-ce donc vrai que l’ennemi lui a dérobé son visage ? / « Non, vous n’êtes pas morts gratuits. Vous êtes les témoins de l’Afrique immortelle / Vous êtes les témoins du monde nouveau qui sera demain. / Dormez ô Morts ! Et que ma voix vous berce, ma voix de courroux que berce l’espoir. »)
L’écrivain sénégalais Boubacar Boris Diop a publié en 1981, en même temps que son premier roman, “Le temps de Tamango”, la pièce de théâtre “Thiaroye terre rouge” (L’Harmattan). Diop est également l’auteur, avec Ben Diogaye Bèye, de “Thiaroye 44 : scenario inédit”, édité par Martin Mourre et Roger Little chez L’Harmattan. Le Malien Doumbi-Fakoly écrit pour sa part un roman dont le titre “Morts pour la France” (Karthala, 1983) exprime le sacrifice des soldats appelés au secours de la France. Le livre est un récit historique sur les tirailleurs sénégalais qui ont combattu pour la France pendant la Seconde Guerre mondiale.
Cheikh Faty Faye, historien et écrivain, signe en 2005 chez L’Harmattan “Aube de sang”, ouvrage dans lequel il revient sur le sort que les autorités politiques et militaires françaises ont réservé aux tirailleurs qui ont osé demander à leurs chefs blancs le paiement de leurs émoluments.
ADC/BK

