SENEGAL-AGRICULTURE
Par Mansoura Fall
Dakar, 5 sept (APS) – Les semences paysannes représentent bien plus que de simples graines en Afrique et dans certaines parties du monde comme l’Amérique latine où les communautés les considèrent comme l’âme même de leur terre, un patrimoine génétique sacré désormais menacé par les firmes semencières conventionnelles, souvent soutenues par les pouvoirs publics.
Les semences paysannes sont au cœur du système semencier paysan reposant sur des pratiques transmises depuis des millénaires à travers la conservation, la sélection et l’échange de semences entre agriculteurs.
Grâce à cette pratique les paysans ont toujours choisi les meilleurs grains de leurs récoltes, ceux qui ont le mieux résisté aux maladies ou aux conditions difficiles, pour les semer la saison suivante.
Pour de nombreuses communautés africaines, la semence, en plus d’être un moyen de subsistance, est considérée comme un lien tangible avec les ancêtres et le divin tout en étant le fondement de l’organisation sociale.

La diversité des semences, matérialisée par des centaines de variétés locales (mil, sorgho, niébé, maïs et riz), est le reflet de l’adaptation intelligente des sociétés à une multitude d’écosystèmes.
La semence, échangée lors de marchés traditionnels, offerte en dot ou partagée en signe de solidarité en période de soudure, est un bien commun, la clé de voûte de la souveraineté alimentaire et de l’identité culturelle.
Cet écosystème millénaire est aujourd’hui violemment ébranlé depuis l’arrivée des semences industrielles, dites conventionnelles ou certifiées, promues par des multinationales de l’agrochimie et soutenues par les pouvoirs publics.
Mais il faut croire que la bataille n’est pas complètement perdue. Certaines communautés paysannes et autochtones, comme en Colombie, se sont distinguées depuis quelques années dans la lutte pour la préservation de leurs semences endogènes intrinsèquement liées à leur patrimoine culturel. Des mouvements de résistance naissent dans ces pays pour porter leurs revendications devant les instances internationales.
C’est dans ce contexte que des experts d’Amérique latine et d’Afrique ont été réunis pour un panel en marge du Forum africains sur les systèmes alimentaire (Forum AFS) qui se tient à Dakar depuis le 31 août et dont la cérémonie de clôture est prévue ce vendredi.
Interrogés par l’Agence de presse sénégalaise (APS), ces experts sont revenus sur la dimension cosmogonique et anthropologique des semences paysannes dont la préservation est d’un enjeu crucial dans ce contexte.
–Un système multiséculaire et multimillénaire–
Jean Paul Sikéli, juriste et environnementaliste ivoirien, fait observer que le taux d’utilisation des semences paysannes varie entre 70 et 90% en Afrique suivant les pays et les situations.
‘’C’est un système multiséculaire et multimillénaire bien maitrisé par les paysans et la grande diversité des variétés semencières qui existent en Afrique, résulte du travail des paysans fourni pendant plusieurs siècles’’, dit-il.
Selon lui, la semence n’est pas seulement la promesse de la nourriture à venir. ‘’Dans la cosmogonie africaine, relève-t-il, la semence revêt une dimension sociologique prégnante car la semence est un point de connexion entre la créature et la divinité qui constitue le socle même de la spiritualité africaine’’.

‘’La semence n’est pas seulement un simple objet marchand pour les communautés paysannes, elle a une dimension sacrée souvent utilisée pour entrer en contact avec les mânes des ancêtres’’, ajoute M. Sikéli, par ailleurs secrétaire exécutif de la Coalition pour la protection du patrimoine génétique africain (COPAGEN).
Pour l’environnementaliste ivoirien, ‘’ce qui caractérise une semence paysanne, c’est la reproductibilité, la possibilité de perpétuer la vie alors que dans le système conventionnel, les semences sont rendues stériles pour créer la dépendance des paysans vis-à-vis des firmes semencières’’.
L’expert note que les semences conventionnelles ou certifiées sont vendues avec un package technologique dont les engrais chimiques et pesticides qui alourdissent la charge de production. ‘’ Ce qui n’est pas le cas avec les semences paysannes qui n’ont pas besoin d’intrants chimiques de synthèse’’.
La particularité de ces semences paysanne, d’après lui, réside surtout dans leur capacité de résilience, plusieurs études scientifiques ayant déjà démontré que les semences paysannes peuvent enregistrer d’année en année, des informations génétiques leur permettant de faire face à toute sorte d’aléas climatiques comme phytopathologiques.
Une affirmation que partage Mariama Sonko, une sénégalaise militant depuis près de 15 ans pour la souveraineté alimentaire en Afrique de l’Ouest à travers la promotion de l’agroécologie.
‘’La souveraineté alimentaire ne peut être acquise sans nos propres semences qui sont traditionnellement conservées par les femmes rurales’’, a-t-elle avancé.
Pour la présidente du mouvement ‘’Nous sommes la Solution’’, le système semencier paysan joue un rôle crucial dans l’agriculture et se caractérise par une forte diversité et une capacité d’adaptation aux conditions agroécologiques attestée.
–Le rôle de gardienne de semences menacé au Sénégal–
‘’Mais aujourd’hui, le rôle de gardienne des semences est en train de s’effriter à cause de la présence des firmes semencières industrielles au niveau de nos zones d’intervention dans le sud du Sénégal, et nous sommes en train de perdre toutes ces connaissances et savoir-faire paysans que nos ancêtres nous ont transmis pour la valorisation de la semence paysanne‘’, a-t-elle déploré.

Fort de ce constat, son mouvement a retenu de conduire un travail de diagnostic et de collecte auprès des femmes rurales détentrices de ces semences paysannes et qui tentent de les préserver malgré la présence de l’agriculture conventionnelle.
C’est ainsi que l’équipe de Mariama Sonko contribue, depuis 5 ans, à la reproduction de semences paysannes dans la partie méridionale du Sénégal, avec l’ambition d’arriver à obtenir ‘’une quantité acceptable’’ pouvant satisfaire la demande.
Les zones ciblées par ses interventions font partie des localités d’Oussouye, Thionck-Essyl, Niaguis, Sédhiou et Kolda.
‘’Aujourd’hui, nous sommes au niveau de Tambacounda où nous avons choisi six productrices de semences à qui on a partagé les savoirs et savoir-faire et qui sont en train de produire des semences paysannes pour approvisionner une case de semences que nous avons mise en place dans un centre agroécologique’’, a signalé Mariama Sonko.
En Colombie, les communautés paysannes et autochtones sont engagées dans un combat pour leur survie depuis les accords de libre-échange qui prônent l’utilisation de semences génétiquement modifiées et brevetées, au détriment des semences traditionnelles endogènes.
Tout est parti d’un décret datant de 2010, selon Carol Yohanna Rojas Vargas, ‘’gardienne de semences’’ au sein de la municipalité de Chinavita, au sud-est de Boyacá, un département situé dans la région des Andes au centre-est de la Colombie.
Ce décret adopté dans le cadre d’un accord de libre-échange avec les États-Unis, criminalisait le stockage et l’échange de semences non certifiées (semences paysannes), soutient Mme Yohanna Rojas Vargas.
Dans le même temps, ajoute-t-elle, le texte autorisait la destruction de milliers de tonnes de semences paysannes, afin d’obliger les agriculteurs à acheter des semences transgéniques aux grandes multinationales de l’agroalimentaire.
Trois ans après son entrée en vigueur, ce décret a provoqué une grande grève nationale agraire qui a paralysé tout le pays, raconte-t-elle.
Les manifestations dénonçaient la criminalisation de leurs pratiques ancestrales et ont finalement conduit à la suspension de certaines clauses du décret, ce qui atteste de la force de la résistance paysanne dans ce pays d’Amérique latine.
–En Colombie, 98 variétés de semences endogènes de maïs–
Depuis plusieurs années, avec l’organisation ‘’Red de Semillas Libres de Colombia’’ qu’elle dirige, Carol travaille à la construction d’écoles régionales de ‘’gardiens et de gardiennes de semences’’ dans cinq régions du pays.

‘’Dans ces espaces, nous renforçons les processus liés à la production agroécologique de semences natives et créoles’’, explique l’activiste colombienne.
En Colombie, rien que pour le maïs, il existe 98 variétés de semences endogènes, pendant que pour le haricot et la pomme de terre, la ‘’gardienne des semences’’ table sur 68 et 59 variétés respectivement.
‘’Nous avons mis en place ce que nous appelons un système participatif de garanties, qui fonctionne comme un label de qualité pour nos semences. À partir de l’expérience des écoles, nous cherchons également à consolider les maisons communautaires de semences, car pour nous, dans l’approche agroécologique, la semence est un maillon fondamental’’, explique-t-elle.
De son côté, Diana Marcela Burbano Benavides, une jeune leader paysanne colombienne et entrepreneure de 28 ans, juge important, même indispensable de générer des stratégies qui permettent aux jeunes de revenir à la terre avec des garanties.
‘’Il est fondamental de promouvoir une transformation de la pensée selon laquelle travailler la terre fait partie de notre essence, de notre identité, nous relie à nos ancêtres et est lié au pain quotidien pour vivre et survivre, et non pour satisfaire un modèle économique accaparant les biens naturels communs et les besoins des populations’’, assène cette ingénieure en environnement et en génie sanitaire.
Diana est coordinatrice d’une organisation sociale dénommée Macizo Joven, qui mène des actions dites de résistance dans les territoires, dans un contexte de conflit armé dans le pays, en mêlant préservation des identités culturelle et conservation des forêts, des semences et de la biodiversité.
Elle considère que ‘’les systèmes agroalimentaires sont synonymes d’autonomie, de souveraineté et de sécurité alimentaire, constituant le chemin qui leur permet de résister, de générer des conditions de vie dignes et de construire la paix’’.
Pour la plupart des experts, l’affrontement entre adeptes des semences paysannes et promoteurs des semences industrielles dépasse le simple débat agronomique.
Il oppose une vision holistique, suivant laquelle la semence est un patrimoine vivant et sacré, à une vision productiviste et marchande, qui voit dans la semence une propriété intellectuelle, un produit standardisé.
Dans un contexte où les menaces pesant sur la biodiversité et la sécurité alimentaire du continent africain s’intensifient, la préservation des semences paysannes apparaît plus que jamais comme un impératif.
Les semences paysannes sont considérées comme porteuses des solutions de résilience dont l’Afrique et l’Amérique latine ont cruellement besoin, une assurance-vie pour l’avenir.
Leur survie dépend de la reconnaissance de leur valeur inestimable et de la protection active des communautés qui, inlassablement, les perpétuent comme un héritage pour les générations à venir.

MF/BK/AB

