SENEGAL-MUSIQUE-TECHNOLOGIES
Dakar, 20 juin (APS) – L’Intelligence artificielle ou IA générative investit de plus en plus le secteur de la musique au Sénégal, s’introduisant petit-à-petit dans la création, la production et la diffusion, même si certains artistes continuent de manifester de la réticence vis-à-vis de cette évolution technologique.
Au Sénégal, les jeunes artistes sont plus enclins à travailler avec l’IA générative, profitant de toutes les possibilités qu’offre cette technologie, constate le musicien Daniel Gomes selon qui chez leurs aînés par contre, c’est le temps de la retenue.
“Ils ne maitrisent pas l’outil, c’est pourquoi certains restent réfractaires à cette technologie”, dit-il dans un entretien avec l’APS, qui profite de la fête de la musique, célébrée chaque année le 21 juin, pour faire le point sur l’introduction de cette technologie qui transforme le paysage musical mondial.
Le président de l’Association des métiers de la musique, chef d’orchestre du groupe Oréazul de Dakar, travaille pour sa part depuis deux ans avec cette technologique dont il se sert dans la production musicale, le traitement de son et la masterisation.
L’opportunité représentée par l’IA “te permet d’aller beaucoup plus vite et bien, et d’avoir un rendement en temps beaucoup plus court”, se réjouit Daniel Gomes. “C’est un rapport qualité-prix intéressant”, lance-t-il.
Sa “peur” de l’IA concerne surtout les implications juridiques de l’utilisation de cette technologie, en termes de propriété intellectuelle, car “l’IA s’alimente de plusieurs sources créées par l’humain. Elle s’abreuve chez les créateurs, mais ne paie pas de droits”, se désole-t-il.
Il donne un exemple patent, consistant à demander à l’IA générative de créer une chanson de Bob Marley par exemple ? Sans avoir accès au répertoire, ni demander l’autorisation des ayants droit, l’IA peut créer une chanson de Bob Marley identique à l’originale
‘’Nous ne voyons pas l’IA comme un monstre, mais il faut que les règles soient respectées, les acteurs protégés, la protection intellectuelle garantie par des lois fortes”, plaide Gomes, avant d’inviter l’Etat à jouer son rôle dans cette évolution technologique qui s’inscrit chaque jour “dans une allure beaucoup plus folle”.
“Comment peut-on aujourd’hui s’en servir pour un projet de société équitable ?”, s’interroge l’artiste Alibéta, dont le dernier clip 100% IA intitulé “UBUNTU” (Je suis par ce que Nous sommes), réalisé par l’artiste photographe français Vincent Bloch, établi à Dakar, pose le débat.
Alibéta met l’Intelligence artificielle au service de l’Intelligence ancestrale, “une cause plus juste, plus noble et surtout unificatrice !”.
Sa vidéo met en scène l’intelligence ancestrale au cœur de l’Afrique, en faisant passer le message selon lequel un individu est individu grâce aux autres individus.
“L’IA n’est qu’un outil, à nous d’y mettre la couleur et la direction pour avoir un accès efficace à la production et gagner du temps”, lance le guitariste. D’après Alibéta, les productions générées par l’IA “manquent d’inspiration, de créativité, de sensibilité et d’authenticité”.
Le secteur de la musique sénégalaise est-il alors en danger avec l’IA ?
Pour Alibéta, c’est 50/50. Il considère l’IA comme “une assistante” dans son travail, lui confiant les tâches de coordonnateur, de programmation de la production et d’aide à la production musicale, des métiers qui risquent de disparaitre, selon lui.
Dip Doundou Guiss, pionnier dans la réalisation de clip 100% IA
Le rappeur Dip Doundou Guiss est le premier artiste sénégalais à réaliser un clip 100% IA en hommage aux tirailleurs sénégalais massacrés à Thiaroye le 1er décembre 1944.
Présenté en février dernier au cinéma Pathé Dakar, il a été réalisé selon les codes du cinéma.
Le clip met en scène des combattants africains partis en France pour participer à la Seconde Guerre mondiale, et qui au retour au Sénégal, à Thiaroye précisément, ont été massacrés pour avoir réclamé leurs primes.
Pour l’un des concepteurs de ce clip, le réalisateur et scénariste Hussein Dembel Sow, rencontré à l’école de cinéma Kourtrajmé Dakar où il officie, tout est parti d’une collaboration avec Jean-Pierre Seck, le manager de Dip, très passionné par la question de l’IA.
“En novembre 2024, il m’a demandé si c’était possible de faire un clip en IA, parce qu’il était en train de travailler sur un projet de film sur Thiaroye 44. Il voulait réaliser un peu la maquette du clip. Je lui ai dit que c’était possible, effectivement. On a commencé le processus. Et en moins de deux semaines, le clip a été réalisé”, raconte-t-il.
En binôme avec le réalisateur Pape Oumar Diagne, Sow a travaillé avec une partie de l’équipe basée à Paris et qui avait pour tâche d’écrire le scénario.
“L’équipe de Paris s’occupait plus de tout ce qui est éditorial, scénario, etc., parce que le sujet est basé sur des faits historiques, et nous, l’équipe de Dakar, avons fait la réalisation, la mise en image”, explique-t-il, ajoutant que l’historicité a été dépassée, car dans le clip, les tirailleurs ont marché sur les Champs-Elysées.
“L’IA, un mal nécessaire”
“On a pris des libertés, des licences créatives. Par exemple, les tirailleurs n’ont jamais défilé sur les Champs-Élysées, mais on a fait ce choix. C’est une sorte de revendication en fait”, dit-il au sujet de certaines scènes qui forcément n’ont jamais existé.
“C’est un clip, pas un documentaire. Nous avons utilisé la version de l’attaque la plus répandue, celle avec un char de combat”, lance-t-il avant de relever le succès mondial remporté par ce clip depuis sa sortie.
Des limites ont surgi dans l’utilisation de l’IA en novembre, car dans le clip l’on ne voit pas le rappeur parler.
“A l’époque effectivement, c’était une contrainte technique. Mais aujourd’hui, tous les outils que nous avons utilisés pour faire le clip sont obsolètes. Si on refaisait le même clip, il serait dix fois mieux. Parce qu’entre novembre et maintenant, tout a changé. Maintenant, il est possible de faire ce qu’on appelle la synchronisation labiale, c’est-à-dire faire parler le personnage. Mais à l’époque, ce n’était pas possible”, explique-t-il.
”Comme on dit, la contrainte est la mère de l’inventivité, nous avons joué sur le fait qu’il soit dans une sorte d’introspection et qu’on ne le voit pas parler”, renseigne Hussein Dembel Sow, selon qui chaque plan du clip a généré plus de trois heures d’images pour juste un clip de trois minutes.
Il en résulte que le clip a selon lui permis aux gens de découvrir que l’IA est un outil, un médium.
Le chanteur Abdou Guité Seck a aussi fait l’expérience de l’IA dans son dernier clip “Don de soi pour la patrie”, sorti en avril dernier et qui revient sur les manifestations politiques et leur lot de pertes en vies humaines ayant secoué le Sénégal de 2021 à 2024.
La directrice du label “Prince Art”, Ngoné Ndour, considère que “l’Intelligence artificielle est un mal nécessaire qui offre des opportunités aux créateurs musicaux”.
Selon la Société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique (Sacem) de France, en 2028, le marché de l’IA générative en matière de musique va atteindre plus de 3 milliards de dollars, et 35 % des créateurs ont d’ailleurs déjà utilisé cette technologie dans leur travail.
Selon la Sacem, l’IA générative, capable de générer en une poignée de secondes des textes, des musiques, des images et des vidéos à partir d’une simple demande, a bouleversé le travail des créateurs, leur quotidien et leur façon d’envisager l’avenir.
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