Dakar, 17 jan (APS) – A soixante ans passés, Fatoumata Coulibaly garde cette capacité à se remettre dans la peau de Collé Ardo, personnage principal de Moolaadé, 20 ans après la sortie de ce film, le dernier du cinéaste sénégalais Sembène Ousmane, décédé le 9 juin 2007 à Dakar.

Le personnage de ”Collé Ardo”, incarné par Fatoumata Coulibaly dans ce long métrage consacré à la problématique de l’excision, lui va comme moteur d’un conditionnement, jusqu’à symboliser le combat d’une vie.

Vêtue d’un boubou traditionnel de couleur beige, assorti d’un foulard noué autour de la tête, Fatoumata Coulibaly, de nationalité malienne, attire l’attention par ses boucles d’oreille qui scintillent. Difficile de ne pas la remarquer, même au milieu de la foule qui se presse à l’entrée de la cinémathèque flambant neuve de Rabat, la capitale du Maroc, où se tenaient les premières Rencontres cinématographiques africaines ‘’Roots Rabat 2023’’ (12 au 16 mars).

D’une démarche prudente, celle qui est surnommée FC, monte les marches menant au hall et à la salle de la cinémathèque marocaine où s’apprête à être projetées quatre minutes du film Moolaadé, en phase de restauration dans cette structure de l’industrie cinématographique du Royaume chérifien.

Moolaadé, la consécration

Une fois dans la salle, la nostalgie et surtout l’émotion transparaissent sur son visage, lorsque les spectateurs, triés sur le volet, se sont mis à applaudir, pour saluer sa présence, autant que pour se féliciter de l’initiative marocaine de restauration de ce film culte du cinéaste sénégalais.

Sans doute que dans un coin de la mémoire de FC, défilaient en même temps les images du 57e Festival de Cannes de mai 2004. Elle ne pouvait surtout ne pas se souvenir de ce jour où elle avait arpenté, inconnue et presque inaperçue, le tapis rouge et les montées mythiques sur la Croisette, pour suivre la projection de Moolaadé, pour en ressortir subitement vedette et triomphante, sous le crépitement des flashs des photographes et les lueurs des caméras.

Le film dont elle est l’actrice principale venait d’être consacré à l’applaudimètre, alors que son réalisateur avait décidé de se mettre en retrait ce jour-là pour permettre à son actrice fétiche d’attirer toute la lumière, de recevoir toutes les attentions.

”Ce jour-là, les spectateurs parmi lesquels Viviane Wade, épouse de l’ancien président Abdoulaye Wade, et leur fille Syndiély, se sont levés dans la salle pour applaudir pendant presque trois minutes. Et lorsque j’ai aperçu des larmes couler sur les joues de certains, je me suis alors dit que j’avais bien travaillé et réussi”, raconte la journaliste, réalisatrice et comédienne malienne.

Une récompense bien méritée pour les sacrifices et les épreuves subies par FC sur les scènes de tournage du film auréolé à la fin du festival de Cannes du prix ‘’Un certain regard’’.

Elle dit souvent ressasser la séquence de la bastonnade incontournable dans le film, lorsque son mari a été obligé de la fouetter publiquement pour exorciser son refus de livrer quatre jeunes filles que la communauté voulait exciser.

”Lors du tournage, Sembène a donné le fouet à mon époux dans le film en me chuchotant à l’oreille +ça va faire mal, mais c’est le prix à payer si on veut faire un bon film+”, se remémore-t-elle, en signalant que Gimba, l’acteur incarnant le griot dans le film, avait supplié en vain le réalisateur d’être fouetté à sa place, quitte à faire les retouches nécessaires au moment du montage.

La seule concession que celui qu’elle appelait affectueusement papa Sembène était prêt à faire était de ”mettre du carton sous ma camisole pour atténuer ma souffrance mais j’avais décliné car il fallait tout accepter pour réaliser un bon film”.

Le combat contre l’excision, comme une mission paternelle

Une résilience à la douleur que FC croit avoir acquis après avoir été excisée dans sa tendre enfance, une chose et d’autres qui ont démultiplié son envie d’incarner le personnage de Collé Ardo.

”C’est un personnage et en même temps un combat puisque les deux sont liés. J’ai été excisée contre la volonté de mon père, un ancien combattant qui a été contraint de céder face à la pression de la famille au sens large”, rappelle-t-elle, ajoutant s’être à l’époque refugiée dans l’innocence de l’enfance pour subir cette épreuve. Il lui reste malgré tout comme petit réconfort ces paroles presque prémonitoires de son père : ”Ma fille, lui dit-elle impuissant, je n’y peux rien, c’est la tradition, mais tu verras dans quelques années cette pratique sera abandonnée”.

Comme si son géniteur lui avait confié, par ces mots, la mission de contribuer au combat contre l’excision.

”J’ai compris ce que mon papa voulait me faire comprendre, plus tard, lorsque que j’ai commencé à voir des petites mourir des suites d’hémorragies causées par l’excision”, fait savoir FC qui, après avoir intégré la Radio nationale malienne, a commencé à faire des reportages pour conscientiser les communautés sur les dangers de l’excision, alors qu’il était encore tabou d’aborder si frontalement ce sujet à la radio comme à la télévision.

”J’ai commencé à faire des reportages. Je me souviens de celui au cours duquel j’ai recueilli les avis de marabouts et prêtes catholiques qui m’ont dit que la recommandation de cette pratique n’existait ni dans le Coran ni dans la Bible. Ce reportage n’a été diffusé qu’une fois à la télévision avant d’être censuré”, confie-t-elle.

Commence alors pour elle la réflexion sur la nécessité de trouver d’autres formes d’engagement pour faire bouger les choses. Aussi, le choix porté sur elle par Sembène pour incarner l’actrice principale d’un film traitant du thème des mutilations génitales était du ”pain béni”.

”J’avais commencé depuis un bon moment à mener ce combat contre l’excision. Le fait que Sembène me choisisse comme actrice principale de son film ne pouvait que me ravir. Je sais dire non ! je suis une tête brulée. Lorsque je ne veux pas, je ne veux pas, et pour la cause de la nouvelle génération j’étais prête à me battre », déclare celle qui se défend d’être féministe, se présentant simplement comme une ”militante de la famille”.

”Le personnage et le combat se sont conjugués et ont donné une force au film. Je suis rentrée dans mon personnage parce que je me suis mise à la place d’une mère qui ne veut pas que ses enfants soient excisées, et j’étais à cette place déjà parce que je luttais contre l’excision après avoir vu dans une famille voisine une fille mourir de ses conséquences”, explique la comédienne, surnommée ”la sorcière” par sa grand-mère, en raison de son engagement contre cette pratique.

Près de vingt ans après la sortie du film, il existe des femmes pour penser et surtout dire que Moolaadé a contribué à faire bouger les choses. FC donne l’exemple de la veuve d’un ancien responsable de la photographie à la Télévision malienne qui lui a fait cette réflexion.

Quelque chose de proprement gratifiant pour FC, d’autant qu’à Cannes, papa Sembène lui avait confié la promotion du film auprès des communautés, conscient, du reste, que ce long métrage risquait de ne pas passer à la télévision.

”Fille d’Ousmane Sembène”

”La cible, c’était davantage les communautés de base. On projetait en plein air et les gens posaient des questions. Il nous arrivait de travailler avec des ONG qui utilisaient le film dans le cadre de campagnes de sensibilisation”, a rappelé l’ancienne employée de l’Office de la radiodiffusion télévision malienne (ORTM).

FC se souvient encore des insultes et autres réprimandes qu’elle recevait dans certains quartiers lors de campagnes itinérantes de projection, des situations difficiles contrebalancées par l’assurance que Moolaadé avait beaucoup contribué à la lutte contre l’excision.

”Il y a eu beaucoup d’évolutions au Mali et au Burkina où d’ailleurs a été adoptée après le film une loi pour légiférer. L’excision existe toujours mais a perdu en ampleur. Ces dernières années, de nombreux villages ont abandonné la pratique à travers des cérémonies de dépôt de couteaux”, dit l’auteure de l’essai ”Paroles de femmes”, paru en 2019.

Que de chemin parcouru par la ”fille d’Ousmane Sembène”, restée fidèle à ses principes même après avoir été propulsée au-devant de la scène mondiale, à la faveur de la reconnaissance de la grande qualité de l’œuvre de ”l’Aîné des anciens”.

Vingt ans après, les idées de la comédienne ont peut-être évolué mais n’ont pas beaucoup changé. Et lorsqu’on lui demande de faire le bilan de cet engagement, elle répond : ”Je m’appelle Fatoumata Coulibaly, tout le monde m’appelle FC. Je suis journaliste, réalisatrice, comédienne, chargée de production à la Télévision nationale du Mali, et je suis la fille adoptive d’Ousmane Sembène”.

AKS/BK/ADC/OID/ASB

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